LA SOLUTION
Le beau bouquet odoriférant de fleurs naturelles, que j’avais déposé sur la tombe de mon mari, n’avait pas encore fané. Mes vêtements, que j’avais balancé dans le panier à linge dès mon retour du village, étaient encore imprégnés de l’odeur forte du poisson fumé, qu’on préparait et consommait régulièrement là-bas. Mon crâne portait encore les marques de la lame qu’on avait utilisé pour me raser la tête. Et déjà je devais affronter une horde de charognards assoiffés de biens matériels.
J’étais assise dans ce salon où tant de fois je les avais reçu à déjeuner, à goûter et à dîner, eux, les parents de mon mari. Dans ce salon où j’avais tant de fois payer tantôt pour le transport, tantôt pour une ordonnance, tantôt pour les fournitures d’un neveu éloigné qu’on était sur le point de renvoyer, je me trouvais seule contre tous, comme un accusé pendant son procès, sans avocat aucun, pour défendre sa cause.
-Tu n’as rien à dire, Emma ? demanda Laurent, l’aîné des frères de mon mari, sur un ton ferme.
-Pourquoi tu demandes son avis ? Qu’est-ce qu’elle a à dire dans cette affaire ? La tradition est la tradition et elle doit être respectée. Un point c’est tout.
-En tout cas, si elle pense qu’en plus d’avoir tué notre fils, elle va prendre ses biens, elle se fourre le doigt dans l’œil jusqu’à l’omoplate.
Des voix d’approbations s’élevèrent dans la petite assemblée avant même que Annie, une tante de mon mari à qui j’offrais régulièrement des pagnes, ait fini de parler. Le gros du lot attendait dehors, dans le grand jardin où l’herbe jadis mieux entretenue qu’une pelouse de stade, ressemblait aujourd’hui à une tignasse hirsute.
Qu’est-ce que Laurent voulait que je dise ? Que pouvais-je dire pour faire entendre raison à ces villageois mal lettrés qui se drapaient solidement dans leurs traditions comme dans le gros pagne que certains portaient encore sur une chemise assortie et une culotte courte, dans les grandes cérémonies. Comment convaincre ceux qui, bien qu’instruits, se cachaient derrière cette même tradition pour mettre la main sur des biens qu’ils convoitaient jalousement depuis longtemps ?
Même Laurent ! Laurent si gentil qui m’avait présenté à Patrice, persuadé qu’on ferait un beau couple, Laurent qui m’appelait régulièrement pour voir si tout allait bien entre son frère et moi, Laurent qui était le seul à savoir qu’une seule fois, en quinze ans de mariage, mon mari avait levé la main sur moi. Même Laurent s’asseyait au banc de mes accusateurs.
« Cette maison est trop grande pour une femme seule avec deux petites filles. », avait sifflé Daniel, un autre frère de mon mari, entre ses dents espacées par de multiples brèches.
Cela n’avait jamais posé de problème auparavant ! Quand Patrice effectuait ses multiples voyages à l’étranger, me laissant seule avec mes deux filles, jouer le rôle du père et de la mère à la fois, personne ne s’était plaint. J’avais dû refuser tellement d’opportunités de cours pour ne pas que la télévision ou la nounou élève mes enfants. Aujourd’hui, tous ces sacrifices ne représentaient rien. Patrice était mort mais ses parents étaient bien vivants. Qui voudrait croire que c'était moi qui avait acheté les fauteuils en fer forgé dans lesquels ils étaient confortablement assis? Est-ce qu’ils voudront seulement admettre que ma voiture rouge n’avait jamais été un présent de mon mari mais que les 2 millions étaient bien sortis de ma propre poche. J’avais fait croire que c’était un cadeau de Patrice parce que comme on dit, mieux vaut faire envie que pitié ! J’avais voulu revaloriser mon mari en disant ce mensonge. Hélas, cela me retombait dessus aujourd’hui. Quand pendant trois longues années Patrice avait connu les affres du chômage, j’avais mis un point d’honneur à ce que personne ni dans ma famille ni dans la sienne, ne soit informé, me débattant comme un beau diable pour qu’on garde notre train de vie et que le respect et l’amour que je vouais à mon mari restent intactes. Aujourd’hui il me fallait me plier à la tradition et repartir les mains vides, vides de ce qu’elles avaient sué pour obtenir.
Tant et tant de fois nous avions, Laurent, Patrice et moi, tenté de refaire ces traditions lors de nos discussions. Cette coutume qui veut que la veuve soit dépouillée de tous les biens acquis dans le mariage, à la mort de son mari. Ici, nous croyons que cela porte malheur de parler de mort, d’y penser ou même de coucher ses dernières volontés sur papier. Oui, pourquoi écrire ses dernières volontés quand on est encore bien portant, bien vivant et qu’il nous reste encore tellement de choses à vouloir ?
La mort avait frappé Patrice trop tôt, au moment où on ne pensait, ni ne parlait d’elle. En plein milieu d’un match de basketball amical il s’était effondré : crise cardiaque. Et je me retrouvais seule parmi ces charognards.
Qui prendrait ma défense? Mes parents assis dans un coin de la pièce gardaient le silence. Nous étions tous du même village, nous connaissions tous la tradition. S’ils avaient voulu se plaindre, il y aurait eu quelqu’un pour leur rappeler qu’ils avaient eux aussi dépouillé la veuve d’un de leur frère à sa mort.
« -Vous ne trouvez pas que c’est trop facile de dire qu’il faut que cette pratique cesse quand c’est à votre tour de subir ? ».
Oui, aucun d’entre eux ne parlerait. Ils étaient uniquement là pour m’aider à transporter les affaires qu’on daignerait me laisser emporter.
Oh, j’ai bien essayé de demander conseil à un juriste. Marthe, une de mes amies, avocate, m’a dit que je gagnerais sans doute un procès contre ma belle-famille, compte tenu de notre mariage sous le régime de la communauté de bien.
« -Toutefois les répercussions risquent d’être terribles. Il y aura une fissure irrémédiable entre ta belle-famille et toi. Et puisque vous êtes du même village, cela risque de créer un conflit encore plus grand et c’est le moindre mal! Les histoires d’héritage finissent souvent dans des démonstrations de pouvoir occultes. Or on sait toutes les deux que tu n’es pas un modèle de piété. Tu es encore jeune ma chérie. Pourquoi risquer ta vie ? Tu peux t’occuper décemment de tes enfants sans toutes ces choses de ta vie passée. Tes filles ont besoin de toi !».
Marthe avait sans doute raison. Mes filles avaient besoin de moi. Aucun bien matériel ne méritait que je mette leur vie en danger. Mais n’était-ce pas un peu trop facile que de rendre les armes avant le combat et d’abandonner à d’autres, le fruit de quinze années de labeur ? Je savais que je n’étais pas de taille à lutter contre des traditions multiséculaires, peu importe la rage qui bouillait en moi. Mais elle bouillait quand même et me faisait tellement mal! J’ai donc gardé le silence. Je les ai regardé opérer le déménagement de ma maison sous mes yeux. Laurent, en tant qu’aîné s’est taillé la part du lion. Comment peut-on se tromper sur quelqu’un à ce point ? Laurent !
J’ai serré mes filles dans mes bras. Je devais être forte et ne pas fondre en larmes comme elles, devant elles. J’ai relevé la tête, le buste bien droit, fière dans l’adversité et digne dans l’injustice. Patrice mon défunt mari était un homme bavard. Il ne le faisait pas par vantardise ou par mesquinerie, il était comme ça, il aimait parler de ses biens. Je l’avais plusieurs fois mis en garde, sans succès. Ses parents connaissaient donc toutes ses propriétés et j’avais été obligé de donner tous les papiers à Laurent, devant ses frères.
J’étais heureuse qu’ils ne m’aient pas retiré mes filles. Puisque les femmes étaient dépouillées à la mort de leurs maris, notre tradition permettait aux parents de la future mariée de demander la dote qu’ils voulaient au prétendant. Les montants étaient parfois faramineux, et toute la famille levait dans ce cas une cotisation pour aider au paiement de la dote si nécessaire. La famille du mari considérait alors à la mort du mari, que tout leur appartenait, les biens, la femme, les enfants. Mes filles n’épouseront jamais un homme de notre région ! Jamais ! Je me le suis jurée.
Aujourd’hui, deux mois après cet incident, je suis chez ma sœur avec mes deux filles. J’attends que le préavis que j’ai donné à ceux qui louent ma maison expire, afin de pouvoir y aménager.
Quand j’ai commencé à travailler en tant que professeur dans la fonction publique, j’ai pris une maison en location bail à mon nom. J’ai été bien inspirée de ne pas en parler à mon mari. C’est tout ce qui me reste à présent, avec mes deux filles.
La sonnerie de la porte retentit. Ma fille, Nérissa, 10 ans, se précipite pour ouvrir.
« Maman, c’est tonton Laurent ! » me dit-elle en revenant.
Elle ne lui a pas sauté dans les bras comme à l'accoutumée. Elle est jeune mais elle a compris que nos rapports n'étaient plus les mêmes. Les enfants sont tellement perspicaces parfois! Je me lève et je regarde droit dans ses yeux de traître. Il a l’air gêné.
-Bonjour Emma !
-Bonjour Laurent ! Que me vaut l’honneur de ta visite ?
-Je peux m’assoir ? C’est important, ajoute-t-il devant ma réticence.
Je l’installe. Je ne lui offre rien à boire. Il sort une enveloppe du porte-document noir qu'il tient dans sa main gauche et me la tend.
-Qu’est-ce que c’est ?
-C’est de l'argent liquide et un chèque !
-Hum ! Ne me dis pas que tu as des remords.
-Je pensais que tu me connaissais mieux que cela Emma.
-Moi aussi Laurent, moi aussi, je le pensais.
-Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour ton bien. J’ai compris que s’opposer de front à la tradition est voué à un échec certain. La bonne méthode n’est pas de dire à nos parents qu’ils agissent mal, sinon on se heurtera à un mur et nos vies risquent même d’être en danger. La solution pour changer une mauvaise tradition, c’est la patience, la persévérance et la ruse.
Je le regarde sans trop comprendre où il veut en venir.
-C'est le montant que j’ai obtenu de la vente de tous les objets que j’ai pris chez toi. En ce qui concerne les maisons, tu auras toujours une part des loyers, j’y veillerai personnellement. Je vendrai également la voiture et je te remettrai l'argent. Je te l'aurai bien rendu mais si on te voit à bord, cela risque de créer des problèmes!
Alors que mes mains ouvrent l’enveloppe tremblante, des larmes roulent sur mes joues quand je vois l’importance du montant qui y est inscrit.
Happy end.
RépondreSupprimerIl y a du talent sous cette plume.
Bravo.
Merci @Franck baye....J'espère qu'un éditeur va s'en rendre compte enfin.......LOL
RépondreSupprimertroooo ien la fin... ki l'eut cru?
RépondreSupprimert talentueuse et bien ispirée...
Merci Kitou!
RépondreSupprimerTres belle histoire! Tu as beaucoup de talents. Je me pose la question de savoir s'il faut encourager les femmes a avoir des biens caches meme si elles sont mariees sous la communaute de biens?
RépondreSupprimerMerci @Mk, tu te poses une très bonne question!
RépondreSupprimerJe pense que tout est une histoire d'adaptation. Si ton mari n'est pas assez mature et sage et qu'il expose toutes vos réalisations aux gens, c'est une option envisageable. Surtout si ces beaux parents sont comme ceux d'Emma.
Seulement agir ainsi, ne soulève même pas le problème de "communauté de biens" pour moi. Je crois que c'est la confiance mutuelle qu'il remet en question.....
Le 23 juin, c'est la journée mondiale de la veuve. Alors ton histoire fait bien comprendre à quel point les veuves et orphelins sont vulnérables sous nos cieux. Bien peu de beaux-frères sont "héroiques" et vivement que la législation se penche sur ces cas de dépossession sans qu'on fasse appel à la bienveillance ou à la providence. Le droit des veuves doit être connu, divulgué, soutenu et que sais-je.
RépondreSupprimerSur ce bon courage à toutes les Emma riches ou défavorisées à qui on arrache le peu qu'elles ont.
Un type bien, ce Laurent. Il m'en rappelle un autre. Dieu bénisse les Laurent et tous ceux qui, comme eux, savent rendre l'espoir, en dépit des premières impressions !
RépondreSupprimerjai pensé quil y avait une 2ième page à lire ^^... une histoire qui m.encourage à opter pour la "séparation des biens" devant le maire!!!!!!! très beau texte.
RépondreSupprimerMerci @Heidi, @Jos Gueb et @Aurélie Karell! Pardon @Aurelie quand on te posera la question, communauté de bien ou séparation de bien à la mairie ne réponds pas: séparation de bien, à cause de Yehni Djidji"!! LOL!
RépondreSupprimerwade
RépondreSupprimerje ne sais pas si c'est une histoire vraie, mais c'est bien narrée, et je me suis vraiment senti dans la "peau" de l'histoire.
elle est vraiment talentueuse, on dirait Mariama BA
très belle histoire...
RépondreSupprimerMais faut-il en déduire que la séparation de biens peut remédier à ce problème? je ne le croit pas.
En effet,ceux qui dépouillent veuves et orphelins n'ont que faire de la loi "moderne"; pour eux c'est la tradition... et rien d'autre. alors poussons la réflexion,cherchons la solution plus loin...
Chapeau!
RépondreSupprimerMerci @Wade J'apprécie ta comparaison à sa juste valeur! J'en suis très honorée!
RépondreSupprimerMerci@Ayyahh!!!
très belle histoire et surtout très belle fin. effectivement cela remets sur le tapis la question des biens dans le mariage inter traditionnel et aussi vis à vis de la loi. alors la question est: pour une femme dans le cas de Emma la belle famille prend t-elle compte de ce que la loi dit?
RépondreSupprimerexcellent post dear blogger
RépondreSupprimerTrès belle histoire qui reflète le triste et tragique destin de la veuve africaine.Le drame est qu'on reste scotché à cette tradition qui continu son bonhomme de chemin de siècles en siècles sans ébranler les consciences!Il faudra bien qu'on bannisse ces pratiques honteuses!
RépondreSupprimerLa belle-famille au nom de la tradition? dépouille la veuve et ses enfants de tous leurs biens. De ce fait, le mariage ayant pour régime la séparation de biens ou la communauté de biens ne changera rien leur décision. Ce n'est rien d'autre que du vol en bande organisé,qui est puni par la loi!
Merci @Danielle Azaud-Traoré et @anonymes! Cela aurait été vraiment bien d'avoir l'avis d'un juriste! Parce que nous autres africaines, ne sommes pas souvent au fait de nos droits et souffrons par ignorance!
RépondreSupprimerjoli!
RépondreSupprimerTu ne vas pas partager le secret de ton inspiration avec nous?
RépondreSupprimerc vraiment beau comme histoire
RépondreSupprimerTres belle histoire , femme africaine nous avons besoin de comprendre dans quelle direction ns allons , avec le poid de nos traditions , Merci pour cette histoire magnific
RépondreSupprimerooohhhhh tu as un sacré talent
RépondreSupprimerc'est cool
RépondreSupprimerWaouu joli e tre bell histoire felicitation jorai telmt voulu k sa n finiss po loll. Bravo
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