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lundi 12 mars 2012

LES PETITES HISTOIRES DE YEHNI N°15

LA RENCONTRE

Je ne l’ai pas reconnu. Peut-être était-ce son visage émacié, ses cheveux qui pendaient mollement sur son visage comme une vieille serpillière effilochée, ses vêtements défraichis, sales. Je ne l’ai pas reconnu. Et pourtant, il m’a plusieurs fois appelé par mon nom. « Laura ! Laura ! » 

J’ai serré un peu plus mon sac entre mes mains. Et si c’était un voleur ? Le visage qui me souriait en me montrant des dents noircies par endroit ne m’évoquait rien. Il me faisait plutôt peur. Il avait l’air d’un fou. Si l’endroit était désert, je me serais sans doute enfuie. Mais le flux régulier de personnes qui déambulait dans la rue me donnait l’illusion d’être protégée. Il me regardait, les yeux hagards et je me demandait s'il me voyait vraiment. Il semblait vouloir observer quelque chose, derrière moi...mais à travers mes yeux.

« C’est moi, Oscar ! » 

Oscar ? Oscar ! Cela me revient. Des bribes de mon enfance, des pans de vie que l'on ne croise qu'au détour d'un effort de mémoire. C'est si loin. Les nombreuses cérémonies de remises de prix au collège de la sous-préfecture, où il était félicité publiquement. Les occasions que le directeur ne ratait jamais de le donner en exemple, lui, la bonne graine qui devait à coup sûr donner un beau et gros fruit. Que lui est-il arrivé pour que le fruit ait l’air avarié, rongé par un gros ver ? La question m’irrite la gorge, me brûle le palais, tente de forcer la barrière de mes lèvres, mais je me retiens. Ce n’est pas une question à poser. « La vie ! », il répondra sans doute. Ce jeu d’échec où l’on perd, ou gagne, où rien n’est joué d’avance.

Entre le pauvre et le riche, il n’y a qu’un seul coup du sort, une seule carte posée au mauvais moment. A quoi bon l’écouter dire laquelle ? Un silence gêné s’installe.

Je n’ose pas lui faire la bise. Il n'a pas l'audace de m’imposer cette crasse dans laquelle il baigne. Ses ongles sont sales. Regrette-t-il de m’avoir hélée ? Il reste là avec ce sourire niais, ce regard lunatique. Je sens une main sur mon épaule, large, rassurante, ferme…propre. 

« ça va chérie ? » 

Je ne peux qu’acquiescer. Une main dans la poche de son jeans, mon époux semble attendre la réaction d’Oscar. Prêt à lui tendre un petit billet si c'est un mendiant ou à lui envoyer son poing dans la figure, s’il se montre belliqueux.

Un gardien en uniforme sort du magasin, une grosse matraque noire à la main. Il s'élance à la poursuite d'Oscar qui détale déjà comme un lapin.
-Qu'est-ce qui se passe? demande mon mari. Ce gars est dangereux ?
-C'est un fou monsieur !  Il passe son temps à répéter "Laura ! Laura ! C'est moi Oscar" à toutes les femmes qu'il rencontre. Il n'est pas agressif, mais il fait peur aux clients.

Mon mari me serre un peu plus contre lui. Il est devenu encore plus protecteur depuis qu'il sait que je suis enceinte. Avant, il n'aurait jamais accepté de faire plus de 250 km en voiture, juste parce que j'avais envie de rendre visite à ma mère au village.
"-Heureusement qu'il ne t'a rien fait !" murmure-t-il.

J'ai la gorge toujours nouée. Je ressens une crampe dans mon estomac, une douleur lancinante dans ma tête. Les souvenirs remontent à la surface, alors qu'il me conduit doucement vers la voiture. Les balades au clair de lune avec Oscar,main dans la main, les slows pendant les soirées dansantes, bouche contre bouche, les caresses, le pacte de sang…sa trahison. 

« Par nos sangs mêlés, tu es à moi et moi à toi, pour la vie. Que celui qui ce pacte détruit, soit frappé de folie… »

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